KM3NeT : concevoir un détecteur de neutrinos sous-marin est aussi un défi d’ingénierie mécanique

Alin Ilioni est ingénieur de recherche au sein du service mécanique du laboratoire AstroParticule & Cosmologie (APC, Université de Paris / CNRS / CEA) depuis 2018. Avec d’autres collègues ingénieurs et physiciens du projet européen KM3NeT, il est chargé de développer la Base de Calibration du détecteur KM3NeT/ORCA, dans le cadre du projet Interface ARGOS qui reçoit un financement du LabEx UnivEarthS.

Alin Illioni, ingénieur de recherche, travaillant sur le laser de la base de calibration du détecteur ORCA, au laboratoire AstroParticule & Cosmologie

KM3NeT est un télescope à neutrinos de nouvelle génération actuellement en cours de déploiement dans la mer méditerranée. L’objectif de ce télescope est de découvrir les sources des neutrinos de haute-énergie dans l’Univers, ainsi que déterminer la hiérarchie de masse des neutrinos, de grandes questions qui interrogent toujours les chercheurs dans les domaines de l’astrophysique et de la physique des particules.

Pour cela, des détecteurs sont actuellement en cours de construction sur deux sites : ORCA au large de Toulon en France, et ARCA au large de Capo Passero en Sicile. A terme, plusieurs centaines de lignes de détections flexibles, hautes de 200m (ORCA) à 700m (ARCA) seront déployées sur le fond marin. Chacune de ces lignes supporte 18 modules optiques, permettant de détecter la très faible lumière générée par les neutrinos lorsqu’ils interagissent avec la matière environnant le détecteur après qu’ils ont traversé la Terre, et ainsi de retracer leur parcours.

Les neutrinos sont des particules électriquement neutres de très faibles masses interagissant très peu avec la matière et qui peuvent être émis par des phénomènes astrophysiques violents situés bien au-delà du système solaire, dans notre Galaxie ou au-delà. La détection de neutrinos astrophysiques constitue un véritable défi scientifique et technique car elle requiert d’instrumenter des volumes de détection gigantesques (le volume final de KM3NeT sera de l’ordre de 5km3) dans un milieu (ici les abysses de la mer méditerranée) loin d’être idéal au bon fonctionnement d’instruments de mesures électroniques et optiques. C’est entre autres à des ingénieurs en mécanique comme Alin Ilioni, de relever ce défi.

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Vue d’artiste du détecteur KM3NeT

Alin est arrivé en France il y a dix ans, dans le cadre d’un programme d’échanges académiques entre l’université Polytechnique de Timisoara en Roumanie, dont il est originaire, et l’école des Arts et Métiers de Cluny. Alin a ensuite rejoint un master à l’ENSTA Bretagne à Brest, école dans laquelle il a entrepris une thèse en partenariat avec l’IFREMER (Institut Français de Recherche pour l’Exploitation de la Mer). « Mon sujet de thèse consistait à étudier l’influence de l’eau sur les propriétés mécaniques des adhésifs utilisés dans les assemblages mécaniques sous-marins comme par exemple des pales d’hydroliennes. Pour cela, j’utilisais des modèles éléments finis pour simuler la diffusion de l’eau dans le système afin de pouvoir prédire son comportement mécanique et de suivre son évolution dans le temps. »

Cette expertise sur les systèmes mécaniques immergés ainsi qu’une appétence déjà présente pour le domaine de l’astrophysique ont mené Alin à intégrer en 2018 le laboratoire Astroparticule et Cosmologie (APC) afin de contribuer à l’expérience KM3NeT. Son travail et celui de son équipe consiste entre autres à concevoir et intégrer la base de calibration du détecteur ORCA et certains de ses instruments. Une mission essentielle, pour laquelle Alin est le chef de projet technique du sous-système au sein de la collaboration KM3NeT. Cette base est en effet un des éléments principaux du système de calibration en temps et en position des modules optiques de KM3NeT, crucial pour atteindre les objectifs de performance du détecteur.

Outre un cylindre contentant le système électronique de pilotage, la structure en acier, qui reposera à 2 500 mètres de profondeur, héberge trois instruments permettant de contribuer à la calibration du détecteur. Parmi les instruments se trouvent un laser permettant de calibrer temporellement les modules optiques avec une précision de l’ordre de la nanoseconde, ainsi qu’un hydrophone et un émetteur acoustique, contribuant au système de positionnement par triangulation des lignes du détecteur ORCA.

Cette structure servira aussi de point de connexion pour une autre ligne instrumentée portant des capteurs qui permettront de surveiller les conditions environnementales sur le site du détecteur : température, pression, salinité, vitesse du courant… des paramètres qui peuvent aussi intéresser les océanographes et notamment ceux de l’Institut de Physique du Globe de Paris, partenaire de l’APC sur le projet ARGOS.

Afin de protéger ces instruments électroniques de l’eau et de l’écrasante pression sous-marine, ces derniers sont intégrés dans des conteneurs cylindriques hermétiques en titane. Ces instruments devant rester fonctionnels tout au long des 20 années de l’expérience, il est primordial de s’assurer que ces conteneurs puissent correctement protéger les instruments de l’environnement sous-marin.

C’est là que l’expertise d’Alin rentre particulièrement en jeu : à partir de modèles et de simulations, il étudie les propriétés mécaniques de ces conteneurs soumis aux contraintes environnementales attendues. Cette tâche s’est avérée particulièrement ardue dans le cas du cylindre abritant le laser, qui inclut une partie transparente – donc fragile – permettant à la lumière émise d’atteindre les différents modules optiques du détecteur. Une véritable gageure.

Le cylindre en titane (à gauche) qui abritera le laser, et le verre de quartz (à droite) nécessaire à l’émission du laser.

En effet, ce n’est plus alors un mais deux matériaux qu’il faut interfacer : le cylindre en titane, similaire aux conteneurs utilisés pour les différentes applications marines, et le verre de quartz, situé sur l’une des faces du cylindre et qui constitue la partie transparente nécessaire pour l’émission du laser. Deux matériaux donc, qui réagissent différemment à l’influence de l’eau, des pressions immenses ou des températures, et qu’il faut faire cohabiter sans que l’eau ne s’invite dans la danse…  « C’est très délicat, particulièrement au niveau de l’interface entre ces deux matériaux, explique Alin Ilioni. Il y a énormément de contraintes mécaniques à prendre en compte, bien plus que si on avait un simple cylindre en titane. On n’a pas le droit à l’erreur. »

Il a fallu à Alin et ses collègues de nombreux mois de modélisations, de calculs et de simulations avant de parvenir à concevoir un conteneur pour le laser ayant les dimensions optimales et les propriétés mécaniques adaptées. Le conteneur est désormais construit et en cours de tests. Si les résultats sont concluants, il sera, avec le reste de la base de calibration, déployé au début de l’année prochaine dans les sombres abysses de la mer méditerranée…